Quelle Europe financière souveraine et compétitive ?

Un article de Robert Ophèle, ancien président de l’Autorité des Marchés Financiers (AMF)  paru dans le Livre Blanc « Bâtir une Europe financière souveraine »

À quoi correspond le concept de souveraineté financière ? On peut considérer que la souveraineté financière est assurée lorsque les centres de décision sur les sujets qui déterminent le financement des économies de l’Union sont localisés dans l’Union ; que cela soit en termes de réglementation et de supervision ou de gestion opérationnelle des dossiers. Mais la souveraineté financière ne saurait être une fin en soi ; ce qui doit être avant tout recherché, c’est un système financier robuste et efficace qui couvre les besoins de financement des économies de l’UE (Union européenne), tout particulièrement dans les périodes difficiles de crise.

Or, la souveraineté financière peut se traduire par un système financier inefficace, enserré dans un tissu de règles locales qui nuisent à sa bonne intégration dans les marchés mondiaux de capitaux. Ainsi, même dans une zone économique qui dispose d’une épargne abondante et qui représente plus de 17% du PIB mondial pour l’Union européenne (14,5% pour la zone euro), on ne peut disposer d’un système financier robuste et efficace qui fonctionne en vase clos. Le système financier doit pouvoir accompagner les entreprises de l’UE dans leurs échanges avec le reste du monde. Il doit pouvoir mobiliser des financements au-delà des ressources internes et doit pouvoir faciliter la diversification des portefeuilles des investisseurs de l’Union.

À l’inverse, un système financier totalement intégré dans les marchés mondiaux de capitaux mais dont les centres de déci- sion ne seraient pas localisés dans l’Union et échapperaient à sa régulation serait particulièrement peu efficace en période de crise ou lorsque les financements recherchés traduisent des choix stratégiques qui peuvent être conflictuels entre zones économiques. Dans de telles circonstances, ce sont les pays où se prennent les décisions qui bénéficient des arbitrages avec un « home bias » largement documenté.

La souveraineté est nécessaire mais elle doit respecter un équilibre délicat que le concept d’« open strategic autonomy » cherche à refléter. Elle ne se décrète pas via une réglementation qui « bunkeriserait » l’Union européenne. Elle se construit en renforçant la puissance des acteurs et infrastructures locaux tout en leur permettant un développement mondial. Les États-Unis nous ont clairement montré comment y parvenir. Leur système financier est puissant, ce qui donne aux autorités américaines une souveraineté en matière financière, car il s’appuie sur un grand marché intérieur profitable.

Tel n’est pas le cas dans l’Union européenne où les marchés financiers restent fractionnés, limitant les effets d’échelle et multipliant la complexité administrative et les coûts de structure. L’Union monétaire est une réalité, mais elle demeure partielle puisque la zone euro ne couvre que 85 % du PIB de l’Union et que plusieurs des pays qui ne l’ont pas encore rejointe n’ont, contrairement au Traité de Maastricht, probablement aucune intention de le faire. L’Union bancaire se limite à une supervision unique de banques encore largement nationales avec de nombreux obstacles à la circulation de la liquidité et du capital bancaire entre les pays de l’Union. L’Union des marchés de capitaux reste, malgré le volontarisme de la Commission européenne et les déclarations de principe du Conseil, un concept avec bien peu de matérialisation.

Alors que la défiance vis-à-vis de la finance est forte en Europe et que le renforcement des acteurs de l’Union ne saurait constituer un thème politique mobilisateur, chaque pays de l’Union (enfin la plupart) souhaite garder sa bourse locale, son dépositaire central, son superviseur et son droit des fail- lites ; il souhaite en fait conserver une certaine souveraineté financière locale, même a minima et sous-optimale, plutôt que de faire le pari d’une souveraineté financière européenne pertinente. Venant de pays qui sont, pour nombre d’entre eux, des pays fondateurs de l’Union, on peut considérer que l’affirmation de la souveraineté financière de l’Union européenne n’est pas un objectif atteignable à court terme, mais uniquement envisageable à long terme en cumulant des réformes de détail qui renforcent la compétitivité de notre industrie financière et l’attractivité de l’Union, une approche volontariste à l’échelle européenne sur les thématiques qui restent encore ouvertes (finance digitale et finance durable) et des réformes institutionnelles plus ambitieuses, qui ne sauraient intervenir que lorsque les circonstances « politiques » le permettront.