Souveraineté financière européenne : attention aux fausses routes !
Un article de Michel Bilger, vice-président, CRSF, paru dans le Livre Blanc « Bâtir une Europe financière souveraine »
La souveraineté financière européenne ? Au-delà des mots, l’Europe semble malheureusement souvent aller à contre-courant de ce qu’il lui faudrait faire, notamment quant à sa dépendance vis-à-vis des États-Unis… En voici trois exemples.
Le projet BCE d’euro digital
Mi-septembre 2022, la BCE a publié une liste de cinq entre- prises qu’elle a sélectionnées pour son prototype de l’euro digital. N’y figure aucune société française mais par contre… Amazon, ce qui interpelle pour le moins.
Amazon est, comme on le sait, une société américaine et Amazon Europe n’a pas payé d’impôts en 2021 malgré des milliards d’euros de ventes.
Pour construire une nouvelle génération de monnaie numé- rique de banque centrale, Amazon n’a pas d’offre de type blockchain, ni d’expérience en stablecoins, en web 3.0 et en DEFI.
Elle est la première plateforme de commerce électronique mondiale et cette expérience de paiement lui permet- tra facilement d’ouvrir des comptes bancaires en « open banking » et de venir déstabiliser un peu plus le monde bancaire européen.
Dans le Cloud, Amazon est le leader mondial. Ses serveurs sont majoritairement aux États-Unis et, avec le Cloud act, les opérateurs y sont contraints de fournir les données relatives aux communications électroniques stockées sur des serveurs, que ceux-ci soient situés aux États-Unis ou dans des pays étrangers. On est loin du cloud souverain poussé par l’Europe malgré l’existence de sociétés qui présentent une réponse 100 % européenne (et française).
À l’heure où le projet EPI (European Payment Initiative) a entre autres pour mission de limiter la dépendance européenne aux États-Unis pour le paiement, quelle image cela envoie-t-il ? Est-ce la meilleure manière de pousser l’euro digital que de donner des signaux aussi troubles ?
L’intégration des critères ESG dans la réforme européenne CRR3
Des amendements CRR3 de type « green » ont été introduits dans les travaux de transposition au niveau du Parlement européen. Ils sont tous hors champ de l’accord de Bâle de décembre 2017. Car le Comité de Bâle prend son temps pour prendre une vue sur le sujet et il y a très peu de réunions organisées. Parallèlement, aux États-Unis, on constate un ralentissement de la considération ESG tant par les investisseurs que par les émetteurs car il y a une politisation du sujet.
Même si la prise en compte des plans de transition est dans son principe un élément indiscutablement positif, l’introduction d’un « penalizing factor » pourrait conduire les banques européennes à un arrêt brutal et sans transition du finance- ment d’une grande partie du secteur énergétique européen. Et, si on empêche les banques européennes de financer EDF par exemple (à cause du charbon) et d’autres entreprises liées aux énergies fossiles, ce seront les banques chinoises et américaines qui les financeront ! En étant pro-active, c’est l’Europe qui une nouvelle fois met en situation de fragilité son système bancaire alors qu’il est déjà sous pression et va l’être encore plus dans les mois à venir.
Bâle 4
Le paradoxe de la réglementation Bâle 4 est que d’une crise majeure des subprimes aux États-Unis, les Américains ont réussi le tour de magie de s’en sortir indemnes… tout en générant des sanctions majeures au niveau de leurs compétiteurs européens pourtant bien moins touchés par cette crise. En effet, demain, les banques européennes ne vont plus pouvoir utiliser leurs modèles internes qui ont pour objectif de mieux intégrer nos spécificités régionales et nationales et elles devront utiliser les méthodes standards de Bâle 4. Alors que les grandes banques américaines aujourd’hui privées de modèles internes vont pouvoir les appliquer demain ! Ceci grâce à un nouveau mécanisme appelé « output floor », fixé à un niveau de 72,5 %, soit juste le seuil pour que les banques américaines en soient exonérées.
Or, ces méthodes standards sont particulièrement conservatrices – donc hyper-exigeantes en fonds propres supplémentaires – car elles ont été largement calibrées par les pertes américaines issues de leur situation dramatique.
Suivant les données disponibles auprès de l’EBA et du FMI, notre taux de défaut sur les prêts hypothécaires français moyen sur la période 2017 à 2022 est de 0,4 %. Il est plus de 13 fois inférieur au taux de défaut américain de 6 % en 2009-2010 lors de la crise financière largement utilisé pour calibrer ces standards.
On va ainsi doubler – sans aucune raison économique – les exigences sur les 5 400 Md¤ de prêts immobiliers aujourd’hui sous modèle interne en Europe. Les banques américaines qui détiennent des prêts en moyenne bien plus risqués à leur bilan – elles sortent les prêts les moins risqués en les vendant à des agences fédérales comme Freddy mac, ne conservant que les seuls prêts risqués non éligibles – vont avoir des contraintes prudentielles plus faibles ! Et nous allons geler des marchés de financement à venir l’équivalent de l’activité d’une banque européenne comme BNP Paribas ou Crédit Agricole, tout en laissant les banques américaines opérer tranquillement chez nous avec des contraintes bien plus réduites.
Voulons-nous vraiment abandonner notre « business model » des prêts immobiliers à taux fixe pour basculer sur le mode anglo-saxon du taux d’intérêt variable et d’une relation éphémère avec le client puisque le prêt y est uniquement basé sur le gage ? Ceci sera au détriment des ménages emprunteurs qui y perdront notamment l’effet protecteur de nos crédits immobiliers français.
Plus généralement, sur les 8 banques européennes classées systémiques, même avec tous les aménagements européens acceptés lors du processus d’adoption en cours (ce qui est loin d’être acquis !), l’impact s’élèvera encore à une hausse des exigences de fonds propres de + 15 % selon le dernier chiffrage de l’EBA en septembre 2022. Elles sont de loin les plus impactées par la réforme Bâle 4. Voulons-nous ainsi vraiment barrer la route à la croissance de nos champions européens ?
La souveraineté désigne l’exercice du pouvoir sur une zone géographique et sur la population qui l’occupe. C’est la capacité de déterminer des spécificités si vous les estimez légitimes… Face au sacro-saint accord de décembre 2017 pour lequel nous avons été aveuglés et dépassés, pourquoi ne pas reconnaitre notre erreur et la corriger ? En tout cas, il convient d’en minimiser les impacts au maximum.
Toutes ces fausses routes risquent de nous coûter très chers… Les banques ont prévenu depuis 2015 sur Bâle 4… sans être entendues. Malheureusement, quand nos autorités le réaliseront, il risque d’être trop tard pour réagir !