Comment aligner les entreprises avec l’intérêt commun ?
Un article de Stéphane GIORDANO, Président AMAFI, paru dans le livre blanc « Comment réussir le sursaut de l’Europe ? ».
En matière de financement de son économie, l’Union Européenne est confrontée depuis plusieurs années à la pression croissante d’un double défi.
D’une part, malgré certaines avancées législatives, l’absence de progrès effectif des projets d’Union Bancaire et d’Union des Marchés de Capitaux, dont témoignent notamment l’absence de consolidation bancaire transfrontalière significative, la stagnation des bilans bancaires depuis 10 ans comme celle des indicateurs d’intégration financière, la faible allocation de l’épargne des ménages européens vers le capital des entreprises européennes, la fragmentation persistante des infrastructures de marché, etc.
D’autre part, la perspective de besoin de financements inédits pour permettre à l’Union de faire face aux 5 grands défis (« les 5 D ») qu’elle doit relever, et dont la pression va croissante : la transition de la Décarbonation, dont la nécessité ne paraît plus devoir être démontrée ; la Digitalisation de l’économie, indispensable pour que l’Europe regagne en compétitivité et en productivité ; l’adaptation à la forme de Démondialisation qui va de pair avec la hausse des tensions géopolitiques et qui commande la ré-internalisation des chaines de production les plus critiques ; la gestion des conséquences d’une Démographie vieillissante ; et le tournant d’une Défense renforcée et plus autonome, alors que l’agression russe contre l’Ukraine a marqué la fin de plus de 70 ans de paix sur le continent. Les transitions de la décarbonation, de la digitalisation et de la défense pourraient à elles seules réclamer des investissements additionnels de plus de 800 Mds d’euros par an à l’échelle de l’Union.
Conscientes de ces enjeux et de l’opportunité ouverte par le renouvellement des institutions européennes, plusieurs autorités et États membres ont engagé il y a un an des réflexions sur le futur de l’Union, avec un accent particulier sur ses marchés f inanciers. Ainsi :
- les ministres des Finances de la zone euro ont chargé le président de l’Eurogroupe, Paschal Donohoe, de formuler des recommandations politiques sur l’avenir des marchés européens des capitaux et des marchés financiers ;
- le Conseil a mandaté l’ancien Premier ministre italien, Enrico Letta, pour préparer un rapport sur les domaines dans lesquels l’intégration dans le marché unique est au point mort et où les obstacles freinent les activités transfrontalières, en mettant l’accent sur les progrès limités vers l’union des marchés des capitaux ;
- le Conseil a mandaté l’ancien Premier ministre italien, Enrico Letta, pour préparer un rapport sur les domaines dans lesquels l’intégration dans le marché unique est au point mort et où les obstacles freinent les activités transfrontalières, en mettant l’accent sur les progrès limités vers l’union des marchés des capitaux ;
- les gouvernements néerlandais et français ont chargé respectivement leurs autorités de supervision (AFM et DNB) et l’ex-Gouverneur Christian Noyer d’établir des recommandations pour les priorités de la nouvelle Commission ;
- l’ESMA elle-même a émis une série de recommandations visant à bâtir des marchés européens plus attractifs et efficaces.
Publiés entre février et septembre 2024, les rapports afférents présentent évidemment de nombreuses nuances. Ils se rejoignent toutefois sur de nombreux constats – notamment le décrochage économique de l’Europe par rapport aux États-Unis, la fragmentation persistante des marchés européens ou l’allocation sous-optimale de l’épargne – et sur certains messages stratégiques, s’agissant de la nécessité pour l’Europe de se préoccuper davantage de sa compétitivité et de se concevoir comme un marché de producteurs et pas seulement comme un marché de consommateurs, et, en creux, du besoin collectif de prendre plus de risques (que ce soit au niveau des institutions, des entreprises, des épargnants, etc.) pour permettre à l’Europe de retrouver son rang.
Ces messages se déclinent en de nombreuses recommandations, qui, s’agissant spécifiquement de la question du financement, peuvent être classés selon trois grands thèmes : les recommandations structurelles, qui visent à diminuer la fragmentation de l’Europe financière et à accroître sa compétitivité et son attractivité, les préconisations visant à mobiliser l’épargne européenne en faveur des défis cités plus haut et, enfin, les recommandations dont l’objet est de relancer le marché européen de la titrisation.
Les recommandations structurelles sont les plus nombreuses dans les différents rapports, d’autant que, outre les préconisations spécifiques au monde financier, des recommandations transversales trouveraient à s’y appliquer. Elles sont aussi les moins consensuelles car, portant sur des points durs de la construction européenne, elles touchent à la gouvernance des institutions de l’Union, au transfert de souveraineté des États membres vers l’Union ou au partage des risques entre les États membres. Sans prétendre à l’exhaustivité, on citera notamment :
- l’encouragement à l’intégration des infrastructures de marché, en listant les obstacles aux rapprochements (Donohoe), en incitant les marchés réglementés à partager leurs segments SMEs, voire en facilitant la création d’un marché commun pour les entreprises « Deep Tech » (Letta), en prolongeant la politique de centralisation des données transactionnelles, financières et extra-financières (AFM et DNB) ou en privilégiant l’intégration des dépositaires centraux (CSDs) (Noyer) ;
- l’idée, exprimée avec plus ou moins de vigueur, d’une revue de la gouvernance de l’ESMA (AFM et DNB, Donohoe, Letta, Noyer, Draghi) et d’un renforcement progressif de ses pouvoirs en matière de supervision directe, en priorité pour les infrastructures transfrontalières (AFM et DNB, Donohoe, Letta, Noyer, ESMA, Draghi) et d’émission de « no-action letters » pour suspendre lorsque nécessaire les effets de réglementations (ESMA, Noyer),
- la création d’un actif sûr commun, soit via un mécanisme pan-européen de garantie de certaines tranches de titrisation (Noyer), soit via l’émission de dette commune (Draghi).
S’agissant de mobiliser l’épargne européenne, les différents rapports forment le même constat : l’épargne européenne est surabondante, mais elle ne finance pas les entreprises européennes et notamment leur capacité d’innovation, puisqu’elle reste essentiellement sous la forme de dépôts monétaires et, pour la partie investie en risque, est orientée vers des pays tiers, au premier rang desquels les États-Unis.
En réponse, les recommandations appellent de manière assez unanime à développer la culture financière des ménages européens et à promouvoir l’investissement dans des produits de long terme, que ce soit au travers du développement de l’épargne en entreprise (ESMA) ou par celui de produits de retraite par capitalisation (AFM et DNB, ESMA, Donohoe, Letta, Draghi). Sur ce dernier point, les rapports envisagent des pistes diverses quant au poids de chacun des trois piliers des systèmes de retraite (obligatoire, au niveau de l’État, obligatoire à la charge de l’employeur et volontaire à la main de l’individu) et certains appellent à revoir le Pan-European Pension Product, échec majeur des dernières années (ESMA, Donohoe).
Le rapport Noyer apporte une contribution spécifique, en privilégiant l’établissement d’un label européen pour des produits existants et respectant certains critères. Enfin, la plupart des rapports soulignent la nécessité d’un levier fiscal favorisant spécifiquement l’investissement de long terme en actions (ESMA, Donohoe, Letta, Noyer, Draghi).
Il convient de noter qu’en parallèle de la parution de ces recommandations de bon sens, l’Union, avec les négociations autour du projet de Retail Investment Strategy, continue de compliquer le parcours client des investisseurs de détail en Europe et entend favoriser l’investissement en produits « simples et peu chers », dont l’expérience montre qu’ils orientent massivement l’épargne vers le financement des grandes économies en dehors de l’Europe.
Enfin, la relance du marché européen de la titrisation est abordée avec quelques nuances par les différents rapports (exception faite du rapport AFM et DNB).
En la matière, le constat est sans appel : la titrisation est un outil indispensable d’accroissement de la capacité de financement des banques, dont elle permet une rotation plus rapide des bilans , et d’allocation efficace des risques entre les acteurs économiques mais, depuis la forte décroissance du marché à la suite de la crise de 2008, elle reste sous-développée en Europe que ce soit par rapport aux États-Unis ou aux autres économies développées.
Les rapports s’accordent sur la nécessité d’une revue holistique du cadre de la titrisation, à la fois dans ses composantes réglementaires et prudentielles. En la matière, l’industrie a déjà exprimé à plusieurs reprises ses demandes :
- recalibrage de la pondération prudentielle des risques des tranches de titrisation STS (Simple, Transparent et Standard) et non-STS lorsque la banque est initiatrice, sponsor ou investisseur, via notamment la revue du p-factor,
- amélioration du traitement des titrisations dans le LCR (Liquidity Coverage Ratio) grâce à l’amélioration de l’éligibilité en HQLA (y compris pour les opérations sous forme de Commercial Papers),
- recalibrage du traitement prudentiel des titrisations dans Solvabilité II pour inciter les assureurs à investir dans des tranches senior ou mezzanine,
- des diligences plus proportionnées pour les investisseurs,
- pour les transactions privées, une revue des modalités de reporting en repartant du reporting utilisé pour les ABCP,
- adaptation du processus d’évaluation du transfert de risque significatif (SRT) pour le rendre plus prévisible et plus rapide.
Soulignons que la Commission a lancé mi-Octobre 2024 une consultation assez large sur le cadre de la titrisation. Il faut espérer que les colégislateurs sauront résister aux oppositions qui s’expriment déjà contre une réforme jugée trop ambitieuse dans ses composantes prudentielles, ce en dépit des performances affichées par les titrisations européennes, y compris lors de la crise de 2008.