La souveraineté numérique européenne est-elle encore possible ?
Au cours des dernières semaines, Le Monde a publié diverses tribunes d’économistes et d’acteurs du numérique appelant au réveil européen face à l’actuelle mise sous tutelle économique et sociétale américaine par l’intermédiaire de leur monopole numérique. Parmi ces tribunes, deux d’entre elles résonnent particulièrement : « Pour sortir de la dépendance européenne aux Big Tech, il faut une politique numérique non alignée » de Cédric Durand et Cecilia Rikap, économistes, et Entreprises : « La transformation numérique n’est pas un jeu à somme nulle » de Jacques Marceau, entrepreneur.
Au-delà des quelques réussites françaises ou européennes citées continuellement car emblèmes de nos économies « périphériques » dans le domaine numérique, la souveraineté européenne est dans un état critique. Car si la souveraineté numérique se mesure à l’aune de la maîtrise systémique de l’empilement des compétences numériques, le Stack de Benjamin Bratton, la puissance européenne est effectivement discutable. Les architectures, data centers, flux de données, plateformes place de marché et une immense majorité des services numériques proviennent des US. Et cette puissance européenne est même directement remise en cause par l’analyse de la destination des gains de productivité et de compétitivité liés à la transformation numérique européenne.
Depuis quelques années, l’inflation dans le domaine numérique dépasse l’inflation générale de 2 à 3 points, allant même jusqu’au double pour l’économie SaaS. Chacun a pu constater ou expérimenter une hausse des prix des logiciels professionnels, avec des cas exemplaires comme les licences des logiciels SAS ou VMware. Dans le dernier cas, Broadcom, la société mère à la suite du rachat fin 2023, a pris la décision unilatérale d’augmenter le tarif de ses licences, certaines multipliées par 10, sa position dominante sur le marché de la virtualisation permettant d’éviter de redouter tout effet de marché. Selon le Cigref, cette seule décision coûtera environ 8 milliards d’euros par an à l’économie européenne, sans qu’elle ne suscite d’émoi dans la classe politique.
Un autre exemple de la fragilité européenne tient dans les sanctions appliquées contre la Russie et la Biélorussie dans le cadre des représailles contre les invasions en Ukraine (2014 et 2022). L’Etat américain a fait pression sur les sociétés Visa et Mastercard afin qu’elles cessent leurs activités dans les pays belliqueux. Or dans une société numérique où les moyens de paiements deviennent de plus en plus stratégiques, cette menace, accentuée par le contexte politique US, devrait être prise au sérieux par les politiques européens.
Le transfert de valeurs ne se limite pas aux ponctions économiques des rentes des propriétés intellectuelles, il concerne bien toute la société. L’infrastructure générale de notre société est aujourd’hui imposée par les acteurs du numérique. L’éducation, l’armée, les ministères, en France et en Europe, le secteur public est autant investi par les GAFAM que le secteur privé. Des milliers d’usages qui créent des montagnes de données qui entrainent les algorithmes des usages précédents.
La situation se tend fortement mais n’est pas (encore ?) inéluctable. Pour renverser la position, l’UE doit retrouver son unité, sa vision et son courage politique, et relancer des programmes industriels de grandes ampleurs, comme un « Airbus du numérique » ou « de l’IA », capables de maitriser l’ensemble des couches de l’empilement. Les initiatives nationales, voire nationalistes, doivent être oubliées au profit de la seule échelle pertinente, l’échelle continentale.
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