Comment accélérer le passage d’une économie carbonée à une économie décarbonée?

Mohammed Yahya ZNIBER

Un article de Mohammed Yahya ZNIBER, président, Cluster Hydrogène Vert « Green H2 », paru dans le livre blanc « Transition énergétique et climatique : quelles stratégies innovantes et quel financement ? « 

 

Je vais tout d’abord essayer de faire un bref « état des lieux » concernant les économies mondiales. Il y a les pays industrialisés, principaux émetteurs de gaz à effet de serre (GES), puis ceux aspirant à se développer et enfin ceux qui essayent de le faire et qu’on désigne, souvent avec dédain, par « pays pauvres » mais dont le rôle est crucial tellement les questions de migration et d’instabilité régionale peuvent toucher tout le monde.

Les premiers ont, de mon point de vue, pris conscience de leur besoin de redéployer, localement ou à leur proximité, leurs activités économiques qui se sont déplacées en Asie, notamment en Chine, attitude qui a souvent fait des questions climatiques et environnementales un vœux pieux. Je ne veux pas dire par là que ces pays ne se soient pas intéressés aux tristes prévisions écologiques et climatiques, mais que les conséquences de la sous-traitance de toute leurs industries par un ou plusieurs tiers, non seulement les appauvrissait mais provoquait à moyen et long termes une perte totale de pilotage de leur développement et provoquait par ricochet une dégradation écologique et climatique dramatique, ajoutant à cela une dépendance en source énergétique fossile que l’actualité présente vient nous rappeler de manière brutale avec la guerre en Ukraine.

De leur côté, les pays aspirant à se développer tentent de proposer un schéma économique de substitution partielle à la Chine ou à l’Inde, souvent pour profiter d’aides qui vont leur permettre d’atteindre leurs objectifs de croissance et de création d’emplois, en notant que certains d’entre eux possèdent d’énormes richesses naturelles qui devraient, à la gouvernance près, les aider en financement.

Quant aux pays dits pauvres, la situation est beaucoup plus complexe, car leur situation est très souvent liée à leur situation géographique sous influence climatique extrême et défavorable qui rend leurs tentatives de croissance souvent très difficiles, sachant aussi que, fréquemment, des considérations géopolitiques et/ou géostratégiques viennent compliquer leur tâche. Alors vous me direz, quel lien avec la question ?

De mon point de vue, la décarbonation, vecteur d’une nouvelle opportunité économique de croissance, ne devrait être que globale, ce qui n’est pas simple et complique le processus d’accélération souhaitée. Pourtant, pour sa réussite, il faut que les 3 catégories de pays soient concernées et nécessairement à des niveaux différents sachant l’impact économique en termes de coût que cela induira.

La décarbonation nécessite d’adresser plusieurs secteurs : ménage, transport, industrie et agriculture et selon les pays concernés, les approches vont être différentes. Les pays développés, particulièrement l’Europe et les États-Unis ont un rôle crucial à jouer, d’abord pour eux-mêmes, ensuite en véritables locomotives pour les autres, sachant qu’au final tout va tourner autour de l’Énergie. Énergie et activités sont éminemment liées ; il faut éviter de pénaliser les pays les moins développés par des questions de taxation carbone brutales généralisées mais plutôt veiller à ce que les bénéfices globaux soient partagés par le plus grand nombre. Les Énergies Renouvelables et l’hydrogène pourront être un formidable levier impactant favorable[1]ment les économies. Transformer différents secteurs pour les adapter à un mode décarboné peut s’avérer onéreux. Citons au passage la problématique de la disponibilité en eau pour la production d’hydrogène vert, qui va nécessiter de gros investissements en dessalement d’eau de mer dans les pays à grandes ressources en énergies renouvelables.

Mais la transformation est nécessaire et doit être faite en étroite coopération avec les territoires, qu’ils soient nationaux ou non, en les impliquant en termes d’infrastructures, d’ingénierie, de fabrication d’équipement ou de process industriels. J’aime à penser à l’idée d’Internet telle que la promeut l’économiste américain Jeremy RIFKIN pour l’énergie. Un système de « toile » pour l’électricité, l’hydrogène et les produits verts de synthèse. L’Europe et l’Afrique peuvent et doivent le faire rapidement.

Outre cette construction en réseau, il est nécessaire que les différents secteurs consommateurs d’énergie opèrent un changement de fond. Un changement qui réside dans 5 volets en particulier. Le premier est celui de s’adapter en amont à une énergie dont l’apport fluctue en tout. Mettre en œuvre les moyens pour s’y accommoder à travers des solutions de stockage et de transformation qui apportent la stabilité nécessaire au réseau en aval. Le second, quant à lui, requiert une évolution technologique rapide pour que la consommation d’énergie fossile puisse évoluer vers une consommation d’énergie renouvelable (sous forme d’électricité, d’hydrogène vert, ou de carburants de synthèse). Le troisième volet concerne l’étroite coopération entre les gouvernements, le secteur industriel et la finance. Le quatrième doit consister à s’intéresser à la transformation des emplois actuels dans l’énergie à ceux du proche futur. Enfin tout cela doit impérativement être accompagné par la mise en place rapide de lois et règlements contraignants en fonction des situations et des régions mais suffisants pour permettre de réguler l’ensemble.

 

Quels sont les enjeux et les ambitions de la filière hydrogène au Maroc ?

La filière hydrogène au Maroc se veut être un catalyseur dans la stratégie du Royaume pour la décarbonation. L’ambition du Maroc pour l’hydrogène se focalise sur l’hydrogène vert, qui jouera un rôle central pour servir l’industrie, les ménages et le transport. Le positionnement stratégique du Maroc et sa richesse en énergies renouvelables lui permettront d’exploiter et d’exporter une part non négligeable de sa production d’hydrogène vert et contribuer ainsi à la décarbonation d’autres pays, partenaires du Maroc. Le Royaume a développé une stratégie à long terme pour attirer et bénéficier des technologies de l’hydrogène en plein essor. D’ici 2030, le pays espère capter 4% du marché mondial, et augmenter continuellement la taille du marché jusqu’à le multiplier par 10 d’ici 2050. Un marché local de 22TWh d’ici 2030 devrait devenir environ 220 TWh vingt ans plus tard. L’investissement total requis pour l’ensemble de la période est estimé à 750-1000Md MAD ; une grande partie (environ 70%) devrait être captée par le secteur des énergies renouvelables. L’investissement global comprend des CAPEX spécifiques pour le reste de la chaine de valeur, les électrolyseurs, la conversion de l’hydrogène, l’ammoniac et le dessalement de l’eau de mer. La maturité et la préparation de la technologie sont nécessaires pour passer à l’échelle supérieure.

C’est pourquoi l’investissement doit augmenter régulièrement tout au long de la période. Les besoins d’investissement au cours de la première décennie (2020-2030) sont inférieurs à 15% de l’investissement global. Un effort équivalent doit être accordé à plusieurs secteurs tout au long de la chaîne de valeur. Environ la moitié des investissements est prévue dans la période 2040 – 2050.

 

Comment transformer et inventer les nouveaux « business model » vertueux ?

Penser que la décarbonation de l’économie soit un enjeu exclusivement public ou exclusivement privé est une notion illusoire. Les actions porteuses de valeur ne pourront être que le fruit de partenariat public/privé, dans une logique de groupement type intérêt économique qui mettra à contribution l’ensemble des maillons de la chaîne de valeur. Certes la construction d’écosystèmes tels que celui de l’hydrogène vert ne peut pas, à court terme et en sortie, donner tout de suite une compétitivité par rapport à ceux issus des énergies fossiles. C’est pour cela qu’il faut identifier les filières pilotes qui ont la capacité et l’envergure nécessaire pour valoriser la décarbonation de leurs produits, et couvrir ainsi le renchérissement induit par ce changement de technologie sans porter préjudice à l’activité concernée. Certains constructeurs automobiles, par exemple, ont déjà démontré un intérêt certain pour de l’acier décarboné.

Comme je l’ai dit auparavant, les gouvernements ont un rôle important à jouer et notamment pour promouvoir ce travail en écosystème, en assurant les dotations de compétitivité sur le court terme pour favoriser l’effet d’échelle. Il est aussi de la responsabilité de tous de s’assurer que cette transformation bénéficie à toutes les économies concernées et permette à chacune d’entre elles d’en tirer profit pour le développement du tissu industriel local. J’avais fait référence à Internet et à la toile, ce point est important car justement la dynamisation des acteurs locaux directs et indirects, pourront chacun, à l’échelle d’une région, d’un pays ou de groupe de pays être un nœud de cette toile sans pour autant exposer celle-ci à une compétition débridée. On pourrait également s’inspirer du modèle européen de monétisation des émissions de carbone tout en l’adaptant au contexte de chacun pour une meilleure efficience et appropriation. Ce « business model » caractérisé par sa forme multisectorielle aura l’avantage d’induire une distribution plus large en termes de retombées économiques positives territoriales, nationales ou internationales mais nécessitera une forte implication des pouvoirs publics, des industriels et des investisseurs.