Comment financer la transition énergétique ?
Un article de Adlen Bouchenafa, associé TNP et Nicolas Renous, directeur TNP paru dans le livre blanc « Comment accélérer la transition énergétique ? »
La transition énergétique et les profonds besoins de transformation sous-jacents présentent un défi colossal en matière de financement à mobiliser et sécuriser dans le temps.
L’Agence internationale de l’énergie (AIE) estime ainsi que les investissements annuels dans le secteur de l’électricité devront être multipliés par plus de deux d’ici 2030 au niveau mondial pour atteindre l’objectif de neutralité carbone à 2050 – soit passer d’un peu plus de 2 000 à près de 5 000 milliards de dollars.
L’agence projette ainsi qu’en 2050, les deux tiers de l’approvisionnement énergétique mondial proviendront des renouvelables (éolien, solaire, bioénergie, géothermie, hydro-énergie) – avec des investissements multipliés par plus de trois pour atteindre 4 000 milliards de dollars.
Le défi est d’autant plus complexe dans un contexte marqué par une instabilité de la situation internationale où se mêlent guerres et fortes tensions géopolitiques pesant sur les prix de l’énergie, une croissance économique en ralentissement, une hausse de l’inflation qui renchérit le coût des mesures de réduction des consommations énergétiques, de même que la hausse des taux d’intérêt qui accroît le coût du finance- ment tout en durcissant les conditions d’accès. La hausse du prix des énergies fossiles (en particulier du gaz et du pétrole) pourrait être un facteur d’accélération de la transition et de sobriété, mais elle s’accompagne dans le même temps de mesures de protection peu ciblées adoptées par les gouvernements (boucliers tarifaires) qui en réduisent l’impact pour les ménages et les petites entreprises.
Si les besoins sont nombreux, les sources de financement le sont également sans être toutefois à la hauteur des volumes à financer : qu’il s’agisse des financements publics, du secteur financier ou de capitaux privés – parfois combinés dans le cadre de partenariats publics-privés. L’enjeu réside donc sur la hausse des volumes, la facilitation de l’accès à ces budgets en faveur du climat et leur orientation vers les projets à impact.
Etat des lieux des investissements pour la transition climatique
Dans son édition 2022, l’institut I4CE (Institute for Climate Economics) évalue à 84 milliards d’euros les investissements publics et privés réalisés en 2021 en faveur du climat en France.
Nonobstant une légère inflexion en 2020, en raison de la baisse globale des investissements liées à la crise du Covid-19, force est de constater que les budgets alloués à la transition climatique sont en constante hausse au cours de la dernière décennie. Ils dépassent, pour la première fois en 2021, ceux consacrés aux énergies fossiles – qui restent encore colossaux avec 62 milliards d’euros en France sur la même période, et alimentent les débats liés à leur réorientation en faveur du climat.
Les principaux chantiers pris en compte dans cette étude concernant la branche énergie sont :
- La production d’électricité à partir d’énergies renouvelables qui mobilise plus de la moitié des ressources (53%), une pro- portion en hausse au cours de la décennie 2010 mais qui regroupe des évolutions assez diverses selon le type de renouvelable. Les investissements ont légèrement décru dans l’éolien terrestre mais ont fortement augmenté dans l’éolien en mer avec le lancement de plusieurs chantiers depuis 2018, ainsi que du photovoltaïque (centralisé et décentralisé hors résidentiel).
- Le nucléaire (projets EPR et grand carénage) représentant environ un tiers des investissements (32%), avec des budgets relativement stables au cours de la même période.
- Le financement des bioraffineries et des réseaux de chaleur renouvelables ont une part d’environ 14 % avec une tendance en légère hausse.
- Les autres chantiers relatifs à la capture du carbone et les flexibilités (batteries stationnaires, production d’hydrogène à partir d’électricité, méthanation) demeurent aujourd’hui très marginaux.
Les besoins d’investissements liés aux objectifs de neutralité carbone
Le financement de la transition énergétique doit s’inscrire dans une réflexion plus globale prenant en compte les facteurs économiques, techniques, sociaux et sociétaux ; et s’intégrer dans les feuilles de route nationales et internationales pour la transition climatique. Tout l’enjeu réside dans le bon alignement des ressources et moyens engagés afin de respecter cette trajectoire, et de les maintenir sur un large horizon temporel (2030 voire 2050).
Les écarts entre les budgets actuels et les besoins sont très disparates dans le secteur de l’énergie selon les hypothèses et les scénarios envisagés – tels que la Stratégie Nationale Bas Carbone (SNBC actuellement en cours de révision suite au passage à l’objectif de -55 % de gaz à effet de serre en 2030 au niveau européen) ou les scénarios proposés par l’ADEME (Agence pour la transition écologique) qui présentent à des fins de débat public différents chemins types volontairement contrastés pour atteindre la neutralité carbone en 2050.
Au global, l’étude des écarts à un niveau macro traduisent un manque de budget de l’ordre de 1 à 3 milliards d’euros pour les scénarios les plus ambitieux (SNBC, « Technologies vertes » et « Paris réparateur » de l’ADEME), à un surfinancement de 2 milliards d’euros vis-à-vis des scénarios davantage portés sur la frugalité énergétique (« Génération frugale » et « Coopérations territoriales » de l’ADEME).
Des arbitrages apparaissent nécessaires entre le financement du nucléaire et des énergies renouvelables en fonction du mix énergétique favorisé par chaque modèle, au profit des énergies renouvelables dans les scénarios SNBC et « Technologies vertes », et du nucléaire dans le scénario du pari réparateur. Cette question d’arbitrage ENR/nucléaire est à relativiser suite aux travaux de RTE qui montrent la nécessité d’accélérer les investissements dans l’un comme dans l’autre compte tenu des besoins à couvrir dans les années à venir et les constructions démarrées en 2022.
Les initiatives autour des flexibilités (batteries stationnaires, production d’hydrogène, méthanation) sont relativement faibles à horizon 2030, avec des besoins de l’ordre du mil- liard d’euros.
Les questions de capture et de stockage du carbone restent marginales dans le secteur de l’énergie et concernent davantage le secteur industriel.
Les principales sources et les défis du financement de la transition énergétique
Instances européennes, puissance publique et marchés financiers : comment et à quelle hauteur ces différents acteurs se mobilisent pour soutenir les besoins de financement en faveur de la transition énergétique ?
- L’Union européenne soutient résolument la transition vers une énergie durable pour atteindre ses objectifs en matière de transition énergétique, conformément à l’accord de Paris et aux objectifs de développement durable (ODD) des Nations Unies à l’horizon 2030. La Banque européenne d’investissement (BEI), bras armé pour réaliser cette ambition, a ainsi affecté près de 106 milliards d’euros au cours de la dernière décennie en faveur de projets dans les domaines de l’efficacité énergétique, des énergies renouvelables, de l’électricité et du stockage, contribuant à renforcer la résilience économique de l’Europe.
- L’État et les pouvoirs publics sont également des acteurs clés, par le biais de la fiscalité environnementale, de mesures d’incitation comme des aides au financement de la transition énergétique, de la réorientation de l’épargne réglementée et en finançant de grandes infrastructures au sein des territoires, notamment dans la production et le transport de l’énergie.
- De nombreux fonds publics supportent également les collectivités territoriales et les entreprises, à l’image de la Caisse des Dépôts (CDC) qui vise à financer 8,8 GW en énergie renouvelable d’ici 2024, pour un budget de 4,5 milliards d’euros sur la période 2019-2021, ou de la Banque Publique d’Investissement (BPI) qui vise à une augmentation significative de ses volumes annuels dédiés à la transition écologique, pour les porter de 2,8 mil- liards d’euros en 2020 à près de 6 milliards en 2023 – dont près de 1,6 milliard en 2021 dans le financement des énergies renouvelables.
- Les banques et les marchés financiers, par leurs choix d’investissements ou de financements, peuvent considérablement accélérer la transition énergétique par l’apport de capitaux aux intermédiaires publics et privés, ou directement aux porteurs de projets. Les institutions financières vont financer la transition énergétique en déployant une palette d’outils tels que les obligations et fonds verts, les label Investissements Socialement Responsables (ISR), les produits d’épargne durable, le financement de projets ou les prêts aux entreprises.
Malgré des financements en hausse depuis une décennie, la France accumule progressivement un déficit d’investissement significatif au regard de ses objectif en matière de transition énergétique. Le secteur financier a manifesté sa volonté de s’impliquer davantage dans le financement de la transition mais force est de constater que les flux financiers défavorables au climat restent à des niveaux élevés.
Selon les calculs de la coalition d’ONG Banking on Climate Chaos, depuis la signature de l’accord de Paris en 2015, les 60 plus grandes banques du monde ont fourni chaque année en moyenne 764 milliards de dollars aux entreprises productrices d’énergies fossiles.
De manière générale, outre la question des volumes et du déséquilibre des flux financiers, le financement de la transition énergétique fait face à 5 principaux défis :
- Une grande hétérogénéité des acteurs à la recherche de financement, lesquels se distinguent par leur nature (ménages, collectivités, entreprises), leur taille, leur secteur d’activité… et donc leur niveau de connaissance des circuits financiers (évaluation des besoins, conditions d’octroi, montants, durées, processus et modalités des solutions de financement). Dans cette perspective, les acteurs financiers doivent repenser leur offre afin de fournir des outils de financement adaptés à leurs besoins et modèles économiques, en complément des produits existants.
- Un manque d’accessibilité de certaines sources de finance- ment en raison de leur complexité technique ou administrative, se traduisant principalement par un manque de transparence des conditions d’octroi ou de visibilité quant aux délais de traitement. Cela a pour conséquence de concentrer ces financements sur les acteurs les plus matures sur ces montages financiers.
- La transition climatique présente de lourds enjeux poli- tiques, d’image et de communication dans tous les secteurs d’activité. L’orientation des flux financiers en faveur des projets à impact, tout en se protégeant du risque de détournement de la destination et de greenwashing, pose la problématique d’aligner les engagements ESG des acteurs financés avec les décisions de financement et d’investissement en se reposant sur des indicateurs fiables, mesurables, comparables et pilotables en recourant par exemple aux standards existants (Bilan carbone, ESRS, etc.).
- Le modèle traditionnel de mesure de la rentabilité n’est pas adapté aux enjeux de l’urgence climatique : est-il réaliste de refondre en profondeur toutes nos organisations sans repenser nos modèles économiques dans les décisions de financement et d’investissements ? D’autant que les projets de transition présentent majoritairement un investissement initial important, une maturité longue et un retour sur investissement plus lointain. Le changement de paradigme devra également passer par la valorisation et la prise en compte d’autres indicateurs mesurant les bénéfices et la réduction des risques sociaux et environnementaux
- Le problème sous-jacent est également celui du système du prix de l’énergie : tant qu’il sera moins cher d’investir dans les énergies fossiles et de continuer à consommer autant d’énergie, l’économie n’aura pas d’incitation à se décarboner faute de cadre législatif stable et contraignant ou d’un renforcement de la fiscalité environnementale. Ce facteur contribue à opacifier l’anticipation des rentabilités futures des investissements bas carbone.
Repenser le modèle de financement : nos convictions
L’accélération de la transition énergétique repose sur la capa- cité des gouvernements, institutions, entreprises et ménages à rendre plus durables nos mécanismes de financement de l’économie. Cela repose sur 4 piliers :
La hausse des volumes dédiés à la transition énergétique par les institutions et gouvernements (par le biais de la hausse de la fiscalité environnementale, la réallocation des investissements dans les énergies fossiles et la mobilisation de l’épargne réglementée) ;
L’orientation des capitaux privés vers les projets à impact au travers des efforts de transparence et communication, la mise en œuvre de produits financiers innovants et le financement participatif ;
La simplification et l’accélération des procédures de financement et l’accompagnement des porteurs de projets dans la recherche de leurs financements ;
Le changement de paradigme dans la mesure de la rentabilité par le développement d’un modèle hybride financier et durable tel qu’un EBITDA « Vert » intégrant, au-delà de la pure santé financière d’une entreprise, un socle d’indicateurs de durabilité afin d’offrir aux investisseurs, actionnaires, décideurs un repère de comparaison et de valorisation. Ce modèle pourrait, par exemple, compenser une baisse de la rentabilité par un bénéfice matérialisé par la diminution de l’exposition au risque physique, de transition ou de responsabilité de l’entreprise et de ses actifs (autrement dit le « coût de l’inaction »).
La transition énergétique présente pour le secteur de l’énergie de réelles opportunités de développement, en capitalisant sur sa maturité et son positionnement stratégique sur l’ensemble de la chaine de valeur : production, transport, transformation, distribution et commercialisation des diverses sources d’énergie. Ce positionnement à l’inter- section entre les sources de financement, des porteurs de projets et des secteurs économiques permet aux énergéticiens d’endosser un rôle d’acteur clé et d’accélérateur de la transition énergétique.