Entre ambition et réalité du fret ferroviaire
Un article de Alexandre GALLO, président directeur général DB Cargo, paru dans le livre blanc « La révolution des mobilités ».
Avec la Loi Climat et Résilience, l’État avait pour objectif de doubler la part du fret ferroviaire d’ici 2030 en triplant l’activité du transport combiné. Pourtant, depuis 2023, la tendance est à la régression. Malgré une volonté politique affichée de favoriser le ferroviaire, les difficultés structurelles et conjoncturelles freinent son développement.
Un contexte difficile pour le fret ferroviaire
Plusieurs facteurs ont impacté le secteur en 2023. Les grèves du printemps, en lien avec la réforme des retraites, ont perturbé les circulations ferroviaires, avec une priorité donnée aux trains de voyageurs. Le fret a subi une perte de trafic et les chargeurs ont mis près de six mois à revenir vers le rail. Parallèlement, la guerre en Ukraine a entraîné un ralentissement industriel en Europe, touchant fortement des économies comme l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne. La France, dont l’industrie représente une part plus réduite du PIB (9 % contre 20 % en Allemagne), a été moins touchée, mais l’ensemble du marché du fret a tout de même souffert.
En août 20 2023, l’effondrement de la vallée de la Maurienne a entraîné la fermeture de la ligne ferroviaire entre la France et l’Italie. Les solutions de contournement étant longues et coûteuses, nombre de chargeurs se sont tournés vers la route. Enfin, la f lambée des prix de l’énergie a lourdement pesé sur le ferroviaire, le coût de l’électricité ayant été multiplié par quatre en un an. Cette conjonction d’événements a fait chuter la part modale du fret de 10 % à 9 % entre 2023 et 2024, un recul significatif
Une reconfiguration du paysage ferroviaire
L’année 2024 marque un tournant pour le fret ferroviaire en France avec la discontinuité de Fret SNCF. Face à cette situation, les acteurs du secteur se sont mobilisés afin d’éviter un report du trafic vers la route. L’ensemble des flux autrefois gérés par Fret SNCF a ainsi été repris par d’autres opérateurs ferroviaires, témoignant d’une réorganisation rapide et efficace du marché. Dans cette redistribution, les clients historiques de SNCF, les chargeurs, ont sélectionné de nouveaux prestataires en fonction de leurs besoins spécifiques. DB Cargo s’est ainsi imposé comme le choix privilégié pour les trafics complexes et de longue distance, notamment ceux intégrant une dimension internationale. Son expertise technique et la spécificité de son matériel lui ont permis de répondre à ces exigences. À côté, d’autres opérateurs ferroviaires ont repris les trafics domestiques, majoritairement sur des distances plus courtes.
DB Cargo se distingue notamment par ses capacités d’interopérabilité, essentielles pour assurer le trafic entre plusieurs pays. L’entreprise dispose des systèmes nécessaires pour se connecter aux différents réseaux ferroviaires et s’appuie sur des conducteurs franco-allemands, capables d’opérer aussi bien sur le réseau français qu’allemand. DB Cargo sait gérer des transports exceptionnels et des chargements de grands gabarits, notamment sur le P400, ainsi qu’à traiter des autorisations spécifiques pour des wagons spéciaux comme les LHOR. Cette expertise nous a permis de développer 13 convois hebdomadaires entre Le Boulou et Calais.
Les perspectives pour le fret ferroviaire en 2025
Si les prix de l’énergie se sont stabilisés, les autres coûts ont connu une inflation significative : acier, pièces détachées, masse salariale. Le fret ferroviaire doit composer avec une structure de coûts rigide : 35 % pour la masse salariale, 35 % pour la maintenance des machines, 30 % pour le réseau et l’énergie (15 % chacun). Dans ce contexte, aucun gain de compétitivité n’a été observé. En outre, à la différence du transport routier, la hausse de la TCPE a été répercutée sur le ferroviaire, et la fin de l’exemption sur le gazole réduit encore sa marge de manœuvre.
Une capacité réduite et des infrastructures fragiles
En 2025, DB Cargo devra composer avec des trafics repris en 2024, ce qui limite les possibilités de développement. De plus, la réouverture de la ligne de la Maurienne, prévue pour le 31 mars 2025, ne permettra pas un retour immédiat à la normale. Avant l’incident, nous faisions circuler 36 trains chaque semaine dans la vallée de la Maurienne. En raison du report modal vers la route et de la fragilité de la chaîne industrielle, la reprise ne se fera qu’avec une petite dizaine de trains. Sur le plan européen, la situation est contrastée : l’Allemagne souffre économiquement, l’Espagne enregistre une croissance ferroviaire de 3 à 4 %, l’Italie est en difficulté, notamment en raison du déclin de ses ports face à la Grèce, tandis que les ports du Nord restent très compétitifs.
Un engagement environnemental inégal
Le ferroviaire est largement plébiscité pour sa contribution à la décarbonation, mais cette réalité est surtout visible du côté des voyageurs. Chez les industriels, la décarbonation reste marginale dans les stratégies d’entreprise. La grande distribution, par exemple, préfère imposer des contraintes à ses fournisseurs tout en limitant ses propres efforts à des actions symboliques, comme l’installation d’ombrières sur les magasins ou l’incitation au vélo pour les employés. Le transport combiné est une piste d’amélioration, mais il se heurte à un manque de terminaux en France (seulement 23), à une saturation en région parisienne, lyonnaise et bordelaise, ainsi qu’à des délais de planification trop longs pour de nouveaux projets de travaux (trois ans en moyenne).
Des difficultés structurelles persistantes
Contrairement aux voyageurs qui bénéficient d’un parcours client simple, les chargeurs rencontrent de nombreux obstacles pour utiliser le train. Le fret ferroviaire souffre de la prédominance du transport routier dans la logistique. De plus, l’organisation des convois ferroviaires ne permet pas d’intégrer des volumes trop faibles : un train ne peut pas être rentabilisé avec seulement quatre ou cinq camions. Les aides financières, comme l’aide à la pince pour la manutention des caisses mobiles et les certificats d’économie d’énergie, offrent quelques opportunités, mais elles ne suffisent pas à compenser l’absence de financement des infrastructures par le transport routier. En Allemagne, l’infrastructure ferroviaire est financée à hauteur de 8,9 milliards d’euros par an, dont 7,2 milliards proviennent des péages poids lourds, alors qu’en France, une telle mesure n’existe pas.
Les perspectives d’évolution
La mise en place de la Stratégie Nationale du Fret Ferroviaire est une avancée, mais ses effets ne se feront sentir qu’à long terme. Par ailleurs, des contraintes techniques subsistent : certaines liaisons sont impossibles en raison du gabarit ferroviaire (par exemple, Forbach-Paris), et les études du programme ULYSSE pour améliorer cette situation ne devraient aboutir qu’en 2032. L’amélioration de la performance passe par un renforcement des infrastructures, mais aussi par une meilleure coordination avec les transporteurs routiers, qui pourraient utiliser le train pour les longues distances tout en conservant leurs chauffeurs pour le transport de proximité. Toutefois, cela suppose une flexibilité accrue du fret ferroviaire, alors qu’aujourd’hui, les engagements doivent être pris six mois à l’avance. Concernant la labellisation du transport décarboné, rien de concret n’a été mis en place à ce jour. Le critère principal des chargeurs reste le prix. Si la décarbonation est une motivation initiale, elle cède rapidement la place aux considérations économiques. Or, sur cet aspect, les marges de manœuvre sont faibles, malgré des subventions sur les péages et l’aide à la pince. L’avenir du fret ferroviaire repose sur des investissements structurels et une vision à long terme. Le projet ULYSSE prévoit 4 milliards d’euros d’investissement dans le réseau, mais il est essentiel que ces fonds soient orientés vers des améliorations significatives : augmentation des gabarits, réduction des temps de parcours et renforcement des infrastructures. Sans une transformation en profondeur, le fret ferroviaire continuera de souffrir face à une concurrence routière plus flexible et moins contrainte par la réglementation environnementale.
Le défi du fret ferroviaire avec les ports français
Si les ports belges s’imposent comme des hubs incontournables du fret ferroviaire en Europe, rares sont les ports français à rivaliser en termes de volume et d’accessibilité. Dunkerque et Rouen tirent leur épingle du jeu, mais Marseille demeure un véritable casse-tête logistique. L’accès ferroviaire y est limité, et encore plus lorsqu’il s’agit de convois P400, freinés par des tunnels étroits, des restrictions de vitesse et un réseau aux capacités restreintes. Autre contrainte majeure : les terminaux portuaires marseillais ne fonctionnent pas la nuit, alors que, dans le même temps, la route continue de tourner sans interruption. Un décalage qui pousse les clients à privilégier le transport routier, plus souple et plus réactif face aux exigences du marché.