La compétitivité européenne en crise
Un article de Henry-Julien VAYSSETTE, Directeur associé, et Marc FOUQUET, Consultant confirmé chez TNP, paru dans le livre blanc « Comment réussir le sursaut de l’Europe ? ».
L’Europe, autrefois au centre de l’économie mondiale, fait face à une crise de compétitivité majeure. Trois rapports publiés en 2024 sonnent l’alarme quant à la nécessité de prendre des actions immédiates et dressent un constat implacable sur le fonctionnement de l’Europe.
Pour Mario Draghi, « nous avons atteint un point où, sans action, nous aurons à choisir entre notre système social, notre environnement ou notre liberté ». Quelles sont les origines de ce décrochage, de quels leviers dispose l’UE pour rebondir et avec quelles contraintes ?
L’Europe connait une crise de compétitivité sans précédent
La compétitivité repose sur 3 paramètres fondamentaux : un environnement favorable, la capacité des entreprises à s’adapter au changement et la performance économique. Or, quatre grands maux affectent actuellement l’Europe dans un contexte dégradé : un déficit de productivité, un ralentissement démographique, une insuffisance d’innovation et d’investissement.
Un environnement international dégradé
Comme le souligne, le rapport Letta « le succès de l’Union européenne repose sur les piliers du libre-échange et de l’ouverture », auquel s’ajoute un environnement sécuritaire stable. Le décrochage de l’UE s’explique en partie par la modification de ce paradigme. La crise du Covid-19, la guerre en Ukraine, l’instabilité géopolitique mondiale ont révélé les vulnérabilités de l’Europe.
L’économie européenne a longtemps bénéficié d’un environnement économique mondial stable et ouvert, facilitant le commerce international. Entre 2000 et 2019, la part du commerce international dans le PIB européen est passée de 30 à 43 %, ce qui a permis de soutenir la croissance mais a rendu l’UE plus vulnérable aux aléas géopolitiques.
Avant la guerre en Ukraine, la Russie fournissait à l’UE 45 % de sa consommation de gaz naturel à un prix bas. Le coût de rem- placement de cette source d’énergie a pesé sur l’économie européenne, amputant d’environ 1 % la croissance de l’UE et doublant le prix du mégawattheure (MW/h). Conséquence : les entreprises européennes payent aujourd’hui leur énergie 2 à 3 fois plus cher que leurs concurrents américains ou chinois.
Un décrochage européen spectaculaire
Depuis deux décennies, l’Europe accuse un retard en matière de croissance et de PIB par rapport aux États-Unis et à la Chine. En 2002, le produit intérieur brut (PIB) européen en parité de pouvoir d’achat (PPA) était de seulement 4 % inférieur à celui des États-Unis. En 2023, cet écart s’est accru dramatiquement, atteignant 12 %. Le revenu disponible réel par habitant a augmenté presque deux fois plus aux États-Unis qu’en Europe depuis 2000.
La principale raison de ce décrochage réside dans un grave déficit de productivité, 70 % de l’écart de PIB entre l’UE et les États-Unis s’expliquant par une productivité plus faible en Europe.
Par ailleurs, de nombreux secteurs font l’objet d’une concurrence exacerbée. Le secteur automobile, première industrie européenne, s’est progressivement fait rattraper, voire dépasser, par la concurrence asiatique, notamment dans l’électrique. Le secteur spatial, très stratégique dans le domaine militaire et économique, subit une concurrence rude entre Arianespace et SpaceX.
L’innovation est freinée par des investissements insuffisants et un déficit de capital humain
La compétitivité européenne subit les sous-investissements chroniques des entreprises européennes dans la recherche et le développement. Selon le rapport Draghi, « l’Europe est largement passée à côté de la révolution numérique menée par internet et les gains de productivité qu’elle a entraînés : l’écart de productivité entre l’UE et les États-Unis s’explique en grande partie par le secteur technologique ».
Or, au cours des vingt dernières années, les 3 premiers investisseurs en R&D en Europe ont été dominés par les entreprises automobiles.
L’Europe doit faire face à des besoins d’investissement massifs
Cette crise de compétitivité apparaît alors que l’Europe doit faire face à des besoins de financement très importants. L’UE devra d’ici 2030 massivement investir, vraisemblablement près de 1 000 Md¤ de plus chaque année selon le rapport Noyer, pour financer la transition verte (70 % de l’effort), la transition numérique et d’autres besoins émergents comme l’effort de défense ou le vieillissement de la population.
Des solutions existent pour pallier les problèmes de compétitivité européens
Les trois rapports convergent sur les solutions qui permet- traient de renouer avec la compétitivité.
Créer un environnement plus favorable à l’innovation en facilitant l’accès au capital humain et aux financements
Selon le rapport Draghi, l’Europe devrait capitaliser sur sa place parmi les leaders mondiaux de l’IA (17 % de l’activité mondiale) pour intégrer l’IA à grande échelle dans son économie. Cette technologie encore émergente a un potentiel énorme pour améliorer la compétitivité européenne, avec des gains espérés de 60 à 110 Mds¤ par an dans le secteur pharmaceutique.
Le potentiel de l’IA ne pourra se réaliser sans un investisse- ment massif dans l’innovation. Le rapport Draghi préconise trois mesures à prendre au niveau européen :
- Doubler le budget destiné à la R&D à 200 Mds¤ sur 7 ans,
- Créer une agence de type Advanced Research Projects Agency (ARPA) pour soutenir les projets les plus risqués mais aussi les plus prometteurs,
- Investir dans le capital humain pour soutenir les entreprises innovantes en facilitant notamment la reconnaissance des diplômes et des certifications au sein de l’Union avec une harmonisation des formations. Cela favoriserait la mobilité des travailleurs qualifiés à travers les États membres, créant ainsi un marché du travail plus dynamique et compétitif.
Utiliser la décarbonation de l’économie pour relancer une croissance durable
La transition verte doit être utilisée comme une opportunité pour améliorer la compétitivité de l’UE.
Le prix du mix énergétique est fortement indexé sur le prix du gaz (63 %). Il conviendrait d’effectuer un découplage avec le prix du gaz afin de rendre les énergies renouvelables plus compétitives et limiter la volatilité des prix. Cela permettrait une adoption massive et à moindre coût des solutions décarbonées.
Par ailleurs, il est attendu qu’en 2030, 70% du mix énergétique provienne des énergies vertes (E. Letta) contre 30 % au- jourd’hui. Il est donc nécessaire de redimensionner, moderniser et mieux interconnecter les infrastructures énergétiques pour faire face à l’intermittence de ces énergies et baisser les coûts de distribution.
Mobiliser les capitaux privés pour financer les investissements
L’UE doit mobiliser les capitaux privés pour financer ces investissements qui devraient représenter jusqu’à 5 % du PIB chaque année jusqu’en 2030. Les rapports d’experts proposent de relancer la titrisation, en simplifiant la réglementation et en la réajustant au risque que représente la titrisation pour le secteur financier européen. Cette mesure permettrait aux banques de débloquer de la capacité d’octroi de crédit, de l’ordre de 1500Mds d’euros de nouveaux crédits aux entreprises (C. Noyer).
Un produit d’épargne européen avec un horizon d’investisse- ment long pourrait également être créé de sorte que l’abondante épargne européenne – environ 35 000 milliards d’euros -finance l’économie européenne.
Améliorer le fonctionnement de l’UE
Le fonctionnement de L’UE doit être plus souple et réactif pour s’adapter à un environnement complexe et instable. L’UE souffre notamment d’un cadre réglementaire trop lourd et trop complexe. Elle devrait se concentrer sur les réglementations à forts enjeux économiques et mettre de côté les autres en s’appuyant davantage sur le principe de subsidiarité.
Dans le même temps, il serait nécessaire d’harmoniser les réglementations et la fiscalité pour renforcer le marché unique et éviter le dumping fiscal entre États. Enfin, la régulation des marchés financiers pourrait être optimisée par une supervision directe de l’ESMA avec des pouvoirs renforcés.
Réduire les dépendances externes
L’Europe reste très dépendante de l’extérieur pour ses approvisionnements en énergie et en matières premières critiques. Elle pourrait réduire ces dépendances et mieux maîtriser les risques de rupture de la chaîne logistique avec une politique de sécurité économique adaptée intégrant par exemple :
- Une meilleure exploitation de ses ressources propres (lithium, nikel, cobalt, manganèse) et de sa production d’énergie via les énergies vertes et le nucléaire.
- Des prises de participation dans les projets miniers pour les matériaux critiques absents du sol européen, à l’instar du Japon.
Limites et freins à la restauration de la compétitivité de l’Europe
Des marges de manœuvre budgétaires limitées
Bien que le mise en œuvre de ces solutions ne repose pas uniquement sur des financements publics, les contraintes bud- gétaires des États membres représentent un frein important. Les finances publiques de nombreux pays européens sont déjà sous pression. En 2024, six pays européens, la France, la Belgique, la Hongrie, la Pologne, la Slovaquie, Malte et la Roumanie, sont visés par une procédure de déficit. Il paraît difficile dans ces conditions de faire accepter l’augmentation des budgets européens, alors même que les États doivent aussi faire face à un environnement sécuritaire menaçant qui les force à augmenter drastiquement leur budget de défense.
Le rapport Draghi propose la souscription d’emprunts communs au niveau européen. Néanmoins, cette solution fait largement débat au sein de l’UE notamment de la part des pays frugaux.
Des sujets stratégiques inévitables mis de côté
Outre les limites politiques et budgétaires, la fuite des cerveaux est un enjeu majeur pour la restauration de la compétitivité. L’UE peine à retenir ses talents les plus qualifiés, souvent attirés par des perspectives de carrière plus lucratives aux États-Unis ou dans d’autres régions du monde. Sans poli- tiques efficaces pour inverser cette tendance, l’Europe risque de perdre une part importante de son capital humain, ce qui affaiblirait encore davantage sa compétitivité.
D’autres sujets ne sont évoqués que d’un point de vue pure- ment économique, sans tenir compte des enjeux en matière de souveraineté, comme le secteur de la défense. Comment tendre vers une unification du marché de la défense, lorsque les contrats servent bien souvent des ambitions nationales ? De même, l’agriculture, qui représente le premier poste de dépense à travers la PAC, nécessite une réflexion européenne de fond pour faire face aux enjeux de souveraineté alimen- taire et de transition verte.
Des blocages politiques inévitables
Si les constats et les solutions convergent globalement, qu’adviendra-t-il de ces rapports ? Déjà en 2016, la Banque Européenne d’Investissement dressait des constats analogues dans un rapport dédié à la compétitivité… Et les eurodéputés se sont montrés relativement divisés au sujet du rapport Draghi… En réalité, l’Europe achoppe continuellement sur des antagonismes politiques et une inertie dans son mode de fonctionnement.
La politique de l’Allemagne est, à cet égard, symptomatique avec récemment un veto sur le rachat de Commerzbank par l’italien Unicredit, empêchant une consolidation bancaire transfrontalière, et un refus d’une hausse des droits de douane sur les véhicules électriques chinois.
Par ailleurs, les différents élargissements conjugués avec un fonctionnement politique à l’unanimité exposent l’UE à des blocages sur de nombreuses décisions. Ces tensions freinent non seulement l’Union bancaire mais aussi l’Union des marchés de capitaux, qui seraient pourtant des instruments cruciaux pour renforcer la compétitivité des entreprises eu- ropéennes avec néanmoins une Europe à plusieurs vitesses.
En conclusion, bien que l’UE dispose des leviers nécessaires pour relancer sa compétitivité, ces propositions devront sur- monter des obstacles politiques et structurels complexes. Avant d’envisager plus d’intégration et des plans de relance de la compétitivité au niveau européen, il est indispensable que les Etats de l’UE développent une vision et des objectifs communs. M. Draghi dans son rapport fait mention de plu- sieurs possibilités pour renforcer la gouvernance de l’UE. La première, en utilisant le vote à la majorité qualifiée plutôt qu’à l’unanimité.
La seconde, en offrant la possibilité à un groupe de pays avec des intérêts communs d’avancer sans attendre une résolution européenne. Ces options mériteraient une plus grande attention car elles permettraient, dans une certaine mesure, de dépasser les blocages politiques et de mettre en place rapidement quelques-unes des solutions préconisées par ces rapports.