Les banques européennes et les dilemmes de l’IA
Un article de Sylvain COLLADO, Associé, TNP, et Michel-Emmanuel DETHUY Directeur Associé, TNP, paru dans le livre blanc « Comment réussir le sursaut de l’Europe ? ».
Nous constatons, auprès de nos clients, que l’intelligence artificielle (IA) est désormais intégrante des stratégies d’innovation des banques à travers le monde. Les promesses sont alléchantes (gain en efficacité, en expertise et en rapidité), mais malheureusement rares sont les fournisseurs européens ou français, même si nous ne manquons pas de talents. Les banques européennes se retrouvent désormais face à un paradoxe : doivent elles s’appuyer sur des technologies d’IA développées par des entreprises américaines, telles que les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Microsoft) pour rester compétitives ? Cette dépendance technologique soulève des questions sur la souveraineté numérique de l’Europe et son autonomie dans le secteur de la finance. Dans ce contexte, comment les banques européennes peuvent-elles tirer parti de l’IA, tout en restant compétitives et en minimisant cette dépendance aux technologies étrangères ?
Il nous parait utile, tout d’abord, de rappeler les bénéfices envisageables apportés par l’IA, avant de nous interroger sur la dépendance que créent ces technologies en matière de souveraineté et de proposer quelques pistes en conclusion.
La perception de l’IA comme accélérateur
Sur les trois rapports européens de 2024, seul le rapport Draghi sur la compétitivité européenne met en avant l’intelligence artificielle (IA) comme un accélérateur pour l’économie et la souveraineté de l’Europe. Il souligne l’urgence pour l’Europe de combler son retard face aux États-Unis et à la Chine, en faisant de l’IA un levier stratégique pour l’innovation, l’industrialisation, et la compétitivité mondiale.
Le rapport Noyer traite du développement des marchés de capitaux et se concentre davantage sur les mécanismes f inanciers traditionnels. Nous savons par ailleurs que les marchés de capitaux ont émis plusieurs cas d’usage que l’IA peut traiter avec succès.
Le rapport Letta sur le marché unique se focalise sur la solidarité et la mobilité des ressources économiques sans aborder l’impact de l’IA sur la souveraineté européenne, ce qui revient à la laisser dans le seul champ de la compétitivité technologique.
Les bénéfices de l’IA pour les banques européennes
Les opportunités les plus marquantes apportées par l’IA portent sur l’amélioration du ratio d’efficacité opérationnelle, un meilleur respect des règles et lois qui réduit le risque de sanctions, et une meilleure performance IT pour se doter d’un outil de production de meilleure qualité, avec un meilleur time-to-market.
L’IA permet aux banques européennes d’automatiser des processus complexes et coûteux, tels que la gestion des risques, la détection des fraudes, ou encore les processus de conformité. Cette automatisation libère des ressources humaines et financières, tout en augmentant la productivité globale. Par exemple, BNP Paribas a investi 500 millions d’euros pour automatiser des processus critiques avec l’IA, améliorant ainsi son efficacité opérationnelle et réduisant les erreurs humaines.
Les outils d’IA permettent une meilleure gestion des risques et de la conformité en analysant d’énormes quantités de données en temps réel et en détectant des anomalies susceptibles de créer des situations de crises. L’IA donne aux banques une possibilité d’anticiper et de réagir plus rapidement face aux risques financiers qu’elles n’avaient pas jusqu’à présent. Par exemple, les stress tests menés par l’Autorité Bancaire Européenne (EBA), combinés avec des solutions d’IA, aident les banques à mieux gérer les risques et à renforcer leur résilience face aux crises économiques.
L’intelligence artificielle (IA) accélère la transformation des acteurs de la DSI (développeur, product owner, business analyst) par l’amélioration des cycles de développement, l’automatisation des tests ou la retro documentation. Les éditeurs estiment que l’IA permet de gagner de 15 à 30 % de productivité pour les développements, tests ou revues de code.
On notera que certaines banques européennes cherchent à réduire leur dépendance aux technologies américaines en collaborant avec des startups locales spécialisées dans l’IA. Ces partenariats leur permettent de développer des solutions adaptées aux besoins spécifiques du marché européen tout en gardant un contrôle plus direct sur les technologies utilisées. Par exemple, BNP Paribas a collaboré avec la startup Mistral AI pour développer des solutions IA sur mesure, adaptées au contexte européen, tout en réduisant sa dépendance aux géants technologiques américains.
La dépendance des banques européennes aux technologies américaines
Les grandes entreprises américaines, telles que Google ou Microsoft, dominent le marché de l’IA et du cloud, obligeant les banques européennes à se tourner vers elles pour accéder aux outils et plateformes nécessaires à leur transformation digitale. Cette situation crée une dépendance qui limite l’autonomie des banques européennes dans le choix et le contrôle de leurs technologies stratégiques, même si elles se rendent bien compte de l’apport incontournable de ces technologies. Par exemple, BNP Paribas utilise des solutions d’IA fournies par Google Cloud, illustrant cette dépendance à l’égard des infrastructures américaines.
La dépendance aux solutions d’IA américaines soulève des préoccupations en matière de souveraineté technologique, car les banques européennes se retrouvent à devoir gérer leurs données sensibles à travers des infrastructures situées à l’étranger. Cette dépendance est d’autant plus critique dans un environnement réglementaire strict comme celui du RGPD, qui impose de sévères restrictions sur la gestion et la protection des données. C’est pourquoi, les banques européennes demandent à ces acteurs de leur fournir des garanties sur ces sujets. Par exemple, le RGPD impose des normes strictes pour la protection des données, compliquant l’adoption des technologies américaines dans les banques européennes, notamment en matière de conformité.
De leur côté, les sociétés d’IA ne voient pas cette dépendance comme un obstacle, mais comme une opportunité commerciale. Selon un rapport de Google, l’adoption massive de l’IA en Europe pourrait combler son retard de productivité avec les États-Unis. Il estime que l’IA pourrait ajouter entre 1,2 et 1,4 trillion d’euros au PIB de l’Union européenne d’ici dix ans, à condition d’investir dans les infrastructures et les compétences nécessaires.
L’amélioration de la compétitivité des banques européennes via l’IA
Convaincues du bien fondé de l’IA et conscientes des risques de dépendance, les banques européennes commencent à se servir de l’IA pour proposer des services à valeur ajoutée. Toutefois, notre retour d’expérience montre que les résultats seront durables s’il y a une prise de conscience au niveau européen.
L’IA permet de faciliter l’interconnexion des systèmes bancaires européens, favorisant ainsi une meilleure collaboration transfrontalière. Cette interconnexion renforce l’efficacité des opérations transfrontalières et permet aux banques européennes de rester compétitives sur la scène mondiale. Par exemple, l’Autorité Bancaire Européenne (EBA) a favorisé l’harmonisation des pratiques réglementaires, ce qui permet aux banques d’intégrer des solutions IA à l’échelle régionale et de créer des synergies entre les pays.
Pour rester compétitives, les banques européennes doivent massifier leurs investissements dans l’IA. En automatisant à grande échelle leurs processus internes, elles peuvent non seulement améliorer leur efficacité, mais aussi innover et rattraper leur retard par rapport aux banques américaines et asiatiques. Par exemple, BNP Paribas a déjà pris les devants avec ses investissements massifs dans l’IA, mais des efforts plus vastes à l’échelle européenne sont nécessaires pour combler l’écart.
Une coopération renforcée entre les banques, les régulateurs et les gouvernements européens est cruciale pour accélérer l’adoption de l’IA. Les régulations actuelles peuvent parfois freiner l’innovation et des ajustements sont nécessaires pour permettre aux banques de déployer des solutions IA tout en respectant les exigences strictes de sécurité et de protection des données.
Confrontées au paradoxe de dépendre de technologies d’IA américaines pour rester compétitives, tout en devant gérer les complexités de la régulation européenne, les banques européennes font le pari de l’IA.
L’IA offre de nombreuses opportunités pour renforcer la compétitivité des banques européennes à l’échelle mondiale, notamment en matière d’automatisation des processus, de gestion des risques, et d’interconnexion des systèmes bancaires. À travers une stratégie d’investissements massifs dans l’IA et une collaboration accrue avec les régulateurs et les acteurs technologiques locaux, les banques européennes peuvent surmonter leur dépendance aux outils américains et se positionner comme des leaders dans l’innovation financière.
Du côté américain, on voit d’un mauvais œil l’opportunité pour l’Europe – un allié et un concurrent – de combler son retard en matière de productivité à l’aide de leurs outils d’IA. Cependant, le rapport réalisé par Google sur la compétitivité européenne en septembre 2024 permet de prendre conscience de l’opportunité commerciale stratégique que cela représente pour les GAFAM : élargir leur base de clients européens en leur fournissant des services cloud et IA, d’une part, et renforcer leur position dominante dans le secteur technologique mondial, d’autre part.
Les pessimistes y verront une dépendance à long terme des banques européennes vis-à-vis des infrastructures technologiques américaines, tout en leur donnant les possibilités de monétiser les données générées grâce à l’utilisation de l’IA. Les optimistes pourront y voir une symbiose renforcée dans une économie mondialisée.