04 octobre 2016

DISRUPTUM, DISRUMPERE, DIRUPTER

Introduit pour la première fois par Clayton M. Christensen dans son ouvrage « The Innovator’s Dilemma » en 1997, le terme « disruption » signifie littéralement «briser, faire éclater, rompre». Les termes « disruptif », « disruption » ou « rupture technologique » gagnent en notoriété notamment grâce au marketing, mais sont-ils réellement employés à bon escient ? À l’origine, une technologie de rupture correspond à une innovation technologique portant sur un produit ou un service dont le succès supplante et remplace une technologie dominante sur un marché. Elle apporte des performances supérieures aux technologies existantes dans un marché déjà existant et mature. Il s’agit d’une innovation non triviale, qui fait avancer l’état de l’art de manière significative. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la rupture technologique s’observe avec le temps et n’est pas immédiate. Le moteur à combustion fût une rupture nette face à la puissance animale mais a pris tout de même deux décennies pour s’imposer. L’ordinateur personnel (versus les stations de travail), le standard MP3 (versus les lecteurs portables de cassettes et CD), les cartes SSD (versus les disques durs) font parties des dernières ruptures acquises et incontestables. Le temps fait la différence entre les ruptures technologiques adoptées par tous et reconnues et celles qui ne connaitront pas l’avenir espéré. À l’inverse, une innovation de rupture crée un marché radicalement différent de ceux existants. On peut parler de changement de concept et les clients bénéficient d’avantages supérieurs pour des prix généralement inférieurs. L’innovation de rupture s’appuie d’ordinaire sur des technologies existantes. L’IPad est une innovation de rupture. Apple a créé un besoin inexistant au départ. Avec l’IPhone, la firme a révolutionné la téléphonie mobile en créant une rupture des usages. Les réseaux sociaux sont à l’origine une innovation de rupture : une révolution des usages et de nos modes de vie qui ont conduit à l’interactivité du web. L’innovation de rupture tranche avec les comportements passés illustrant la nécessité d’être innovant et audacieux. Les comportements des utilisateurs évoluent mais les formes de management et de création également. Ce contexte pousse les entreprises à reconnaitre les changements de business, observer les succès présents, ceux qui changent la vie des gens, comme ceux des GAFAM. Raison pour laquelle, il est recommandé aux entreprises établies de « surveiller le marché », de faire de la veille technologique ou investir dans des startups qui exploitent et se construisent sur ces nouvelles technologies. Éric Ries, entrepreneur de la Silicon Valley, a théorisé le succès des startups technologiques dans son ouvrage le lean startup. Une petite bible sur l’innovation continue et la rupture des usages. Les nouvelles formes d’agilité et les recettes d’innovation que l’auteur décrit sont autant applicables aux petites qu’aux grandes entreprises.

GAFAM : LES MAÎTRES DU WEB

En quelques années seulement, les GAFAM ont imposé leur hégémonie aux acteurs en place, aux entreprises et institutions traditionnelles, à toute une génération d’entrepreneurs admiratifs. Ils ont bâti l’univers de l’économie numérique et règnent en maîtres. Décortiquer ce phénomène et comprendre sa raison d’être est un passage nécessaire à notre réflexion sur les transformations numériques.

DES PILIERS DE L’ÉCONOMIE DU NUMÉRIQUE

Les GAFAM représentent les cinq géants de l’internet venant de l’ouest des États-Unis (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft). On les qualifie de majors américainesmontreshégémoniquesmaîtres du mondestars de la disruption… On les admire, on les critique, les digital natives ont grandis avec eux et surtout ils font partie de notre quotidien. Selon une étude de FaberNovel, 55 % de la vie numérique (email, e-commerce, musique, vidéo, réseau social…) se passe sur une des 4 plateformes (Google, Apple, Facebook ou Amazon). Ces sociétés ne sont pas de simples startups qui ont réussi : elles ont posé les règles du jeu, créer des standards et ont modélisé l’économie du numérique telle que nous la connaissons aujourd’hui. L’ensemble des industries clefs sont touchées peu à peu par la transformation numérique : télécoms, IT, santé, distribution, énergies, média, divertissement, finance, voyages et loisirs. Les GAFAM ont un point commun : leur genèse s’est organisée à partir du même concept de « data centrisme ». Elles ont simplifié la vie du client et son expérience notamment grâce à l’exploitation de leurs données. Elles furent les premières à profiter des grands ensembles de données créés par les outils des technologies de l’information. Cette quête effrénée du client connecté les a alors conduits à dépasser les frontières de leurs premiers business. Pour considérer leur marché, les GAFAM ne raisonnent qu’en millions. Ce contexte les pousse à toujours innover plus, à croitre de manière externe et à développer des constellations de business model autour de leur noyau dur initial.

gpicto

GOOGLE

Création : En 1998, pendant que Larry Page et Sergey Brin préparaient leur thèse à Stanford
Au départ : le premier moteur de recherche
Anecdote : s’est distinguée par un mode de management innovant avec les 80/20 même s’il n’existe plus de nos jours (20 % du temps passés à des projets personnels pouvant avoir un intérêt pour l’entreprise) et une ergonomie des bureaux très ludique et agréable pour ses collaborateurs (toboggan géant, lampe à lave, sucreries & boissons à volonté, cantine gratuite, espaces de discussion intimes et colorés, salle de sport, goodies en tout genre, vélos en libre disposition…).
CA 2014 : 66 milliards de dollars
Stratégie : la diversification – un labo de recherche innovant Google X, la puissance d’Android sur le mobile, le rachat de YouTube en 2006, Motorola et ses brevets en 2011 ou Wase en 2013 (navigateur GPS), les Google cars, l’énergie solaire avec le projet Sunroof, les Google Glass qui renaissent tel le phénix…
Acquisitions : plus de 180 acquisitions depuis 2000 dans des domaines aussi variés que l’e-commerce, le mobile, la domotique, la sécurité, les réseaux sociaux, l’e-tourisme, les robots…
Demain : La création de la holding Alphabet et sa collection de filiales permettra à Google de libérer ses idées prometteuses et de ne pas être phagocytant. Il n’y a plus de limites structurelles à son expansion. Bientôt le bouton « buy » pour acheter en ligne sans passer par des sites de e-commerce tiers

apictoApple

Création : le 1er avril 1976 dans un garage californien par Steve Jobs, Steve Wozniak et Ronald Wayne
Au départ : ils créent la première souris pour les premiers ordinateurs grand public Macintosh en 1984. Anecdote : Remercié en 1985, Steve Jobs rejoint à nouveau Apple en 1997 alors au bord de la faillite. Visionnaire convaincu, il annonce la prochaine grande étape technologique et le futur succès d’Apple.
CA 2014 : 183 milliards de CA en 2014. Apple est la première capitalisation boursière au monde avec 700 milliards de dollars.
Stratégie : un écosystème fermé avec un positionnement luxe et haut de gamme.  La firme de Cupertino soigne son public et ses fans en faisant de chaque sortie de produits un évènement savamment orchestré. La diversification : via le paiement sur mobile, la domotique, et l’e-santé (HealthKit).
Acquisitions : depuis 1988, la firme a acheté une soixantaine de compagnies, principalement américaines.
Demain : Début septembre, l’indiscrétion de certains journalistes nous a permis de découvrir la nouvelle ambition de la firme à la pomme : la voiture autonome, dont la première serait disponible en 2019.

facebook Facebook

Création : le 4 février 2004 par Mark Zuckerberg encore étudiant à Harvard
Au départ : le premier réseau social
Anecdote : Au fil des années, Facebook s’impose comme le 1er réseau social jusqu’à atteindre 1 milliard d’internautes connectés la journée du 27 août 2015. Toutes les données postées sur Facebook deviennent sa propriété : en droit français, on appelle cela des clauses léonines (attribution à un cocontractant de droits absolument disproportionnés par rapport à ses obligations).
CA 2014 : 12,5 milliards de dollars en 2014
Stratégie : un développement continu des fonctionnalités qui maintient le rythme des versions bêta.
Acquisitions : depuis 2005, une cinquantaine dont Instagram en 2012 (partage de photos et vidéos), WhatsApp en 2014 (pour 19 milliards) et controversé Oculus rift en 2014 (casque de réalité virtuelle).
Demain : Nous sommes encore en attente de la feuille de route de monétisation de WhatsApp – un axe stratégique pour la société qui perd du terrain chez les jeunes générations avec Facebook.

amazon_logo-8AMAZON

Création : en 1994 Jeff Bezos créé Amazon dans son garage
Au départ : un site de e-commerce
Anecdote : Jeff Bezos est passionné d’espace et consacre une journée par semaine à diriger Blue Origin, sa société de voyage spatial commercial.
CA 2014 : 89 milliards de dollars, le premier détaillant en ligne au monde
Stratégie : Diversification – Tournée vers la vente de produits culturels, la firme étend rapidement son activité sur tous les marchés notamment les produits frais (Amazon Fresh non disponible en France), l’e-logistique (innovations et investissements importants – comme Amazon Dash), est pionner dans le stockage de données (cloud), Amazon Web Services (services web depuis 2006 avec des clients tels que Netflix, la CIA ou la NASA). En 2011, Amazon créé un service de Cloud uniquement réservé au gouvernement américain (GovCloud34). La société se lance en 2014 sur le marché des smartphones (Fire Phone35).
Acquisitions : une quarantaine depuis 1998 – IMDB, Alexa, Zappos, Twitch, Colis privés (25%), Rooftop Media…
Demain : le Wal-Mart numérique, le marché de la donnée et son principal concurrent sera asiatique : Alibaba.

microsoft_boxMICROSOFT

Création : fondée le 4 avril 1975 par Bill Gates et Paul Allen, tous deux étudiants à Harvard
Au départ : développe les premiers systèmes d’exploitation, des programmes capables de tourner sur les PC de toutes les marques.
Anecdote : Le « M » de Microsoft est souvent laissé pour compte dans les « GAFAM », à croire que les systèmes d’exploitation ne sont pas suffisamment bankable. Microsoft représente pourtant la seconde capitalisation boursière mondiale (447 milliards de dollar) et il ne serait pas sérieux de laisser de côté.
CA 2014 : 86,8 milliards de dollars
Stratégie : Dès 1985, Windows s’est imposé comme standard, LE système d’exploitation dominant de l’industrie informatique. Diversification sans être dépendant de Windows et d’Office : lancement de Xbox en 2001, Windows mobile en 2005, SQL serveurs en 2005, moteur de recherche Bing en 2009…
Acquisitions : plus de 180 depuis 1987 dont Skype (2011), la branche téléphonie de Nokia et achat du studio Mojang / éditeur du jeu Minecraft (2014).
Demain : anatytics de données utilisateurs, Cloud, l’internet des objets.

LES DESSOUS DU SUCCÈS : ENTRE INNOVATION TECHNOLOGIQUE ET LOIS ANTI-TRUST

Comprendre le succès des GAFAM, c’est également s’intéresser à l’environnement juridique et économique dans lequel ils ont grandi. Leur succès fulgurant et phagocytant a souvent été remis en cause du point de vu concurrentiel. Le gouvernement américain a créé le droit de la concurrence moderne au travers du Sherman Anti-Trust Act du 2 juillet 1890. Aux Etats-Unis, pays du common law, la jurisprudence (décisions de justice) est une source importante du droit et fait office de « lois ». Ces firmes américaines ont bâti la jurisprudence moderne et surtout amoindri considérablement la force initiale des lois anti-trust.

Microsoft à la conquête de la concurrence

Tout commence au début des années 90 avec la saga des procès Microsoft. La firme innovante gagne successivement une série de batailles « paradigmatiques » (sa ligne de défense devant les juges américains). De MS-DOS à Windows 95 ou Explorer, Microsoft façonne peu à peu la jurisprudence américaine en arguant que la loi anti-trust ne peut s’appliquer aux industries de haute technologie. Pour Bill Gates et ses avocats, le gouvernement américain ne doit pas avoir un rôle dans le contrôle des marchés de la « nouvelle économie du numérique ». L’affaire Microsoft change de continent en 1998 avec une plainte d’abus de position dominante de la société Sun Microsystems auprès de la Commission européenne. Microsoft sera condamnée en 2004 et à nouveau en 2007 auprès du Tribunal de Luxembourg alors même que les faits initiaux sont devenus entre temps obsolètes. La lettre juridique est plus patiente que l’économie du numérique : le marathon Microsoft a questionné la sécurité juridique des décisions des cours européennes. Ces décisions relevaient davantage de stratégies politiques que de fondements juridiques.

L’évolution des critères de l’abus de position dominante

Aux termes des procès liés aux hautes technologies, l’abus de position dominante a évolué et semble aujourd’hui exister dès lors qu’un modèle de développement d’entreprise freine le progrès technique. À l’origine, le modèle de développement d’une entreprise devait constituer un obstacle à l’apparition de nouveaux produits. Cette subtilité implique donc d’observer l’abus au regard d’une stratégie de développement de l’entreprise, de manière plus générale. Si cette politique de développement freine le progrès technique alors il y aura abus. Mais de quels progrès techniques parle-t-on ? Une appréciation objective du critère n’est pas si simple, même si l’économie numérique et les hautes technologies appartiennent aujourd’hui à notre culture. C’est ainsi que l’abus de position dominante doit s’apprécier d’un juste équilibre entre l’innovation et la concurrence. L’innovation implique entre autres : des investissements importants pour les entreprises, des ROI non garantis, des brevets, du droit de la propriété intellectuelle, droit d’auteur. Pour satisfaire le consommateur au final. L’introduction de cette notion dans l’appréciation des abus de position dominante est loin d’être anodine et engendre de nouveaux rapports de forces. La menace d’un marathon juridique tel qu’a vécu Microsoft est finalement peut-être le meilleur gardien de la concurrence.

audrey prévost
AUDREY PRÉVOST
SENIOR CONSULTANTE

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